mardi 18 décembre 2012

Dai Sijie : Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise

C'est une histoire trouble, que nous compte cet auteur, une histoire qui est posée là, sans fioriture, sans même un jugement.
Elle parle de ceux qui furent amenés à la montagne par le régime communiste de Mao pour les rééduquer, du manque d'empathie des villageois, du contraste entre la vie d'avant, celle des lettrés, des artistes et celle d'esclaves à disposition de montagnards vivant dans un monde ancien et immuable, où on n'a guère le temps d'avoir le luxe de faire son intellectuel.
La trame de l'histoire est cruelle, la narration est simple, les images sont brutales et parfois, des touches poétiques nous renvoient à autre chose qu'un témoignage, auquel on finit par croire.

Mais ce qui est absolument incroyable dans ce livre, c'est que personne n'est jugé moralement, on expose des faits et des impressions parfois intimes, souvent décalées, comme si le personnage voyait le film de sa vie sans arriver à en faire vraiment partie. On en ressort juste un peu plus tolérant, sur le phénomène de la rééducation à la chinoise. Tous semblent être des pions sur un échiquier immense, un pays démesuré, la Chine, un empire qui se cherchait dans les souffrances, les outrances, un temps .pas si lointain et pourtant si peu proche de la Chine actuelle:
Ceci est un extrait d'un résumé trouvé sur ce site

"Le Binoclard était notre ami. Sa famille habitait la ville où travaillaient nos parents ; son père était écrivain, et sa mère, poétesse. Récemment disgraciés tous les deux par les autorités, ils laissaient " trois chances sur mille " à leur fils bien-aimé, ni plus ni moins que Luo et moi.
Chez lui nous découvrîmes une valise élégante, en peau usée mais délicate. Une valise de laquelle émanait une lointaine odeur de civilisation. Nous supposions qu'il cachait là dedans des livres.
A l'âge où nous avions su lire couramment, il n'y avait déjà plus rien à lire. Tous les livres occidentaux étaient partis en fumée. Confisqués par les Gardes rouges, ils avaient été brûlés en public, sans aucune pitié. Un jour Luo et moi aidâmes le Binoclard, qui avait égaré ses lunettes, à transporter les soixante kilos de riz jusqu'à l'entreprise. Nous étions morts de fatigue. A notre retour, le Binoclard nous passa un livre, mince, usé, un livre de Balzac. Un choix dont la raison nous resta obscure, et qui bouleversa notre vie dans la montagne du Phénix du Ciel. Ce petit livre s'appelait Ursule Mirouët.
Et brusquement, comme un intrus ce livre me parla de l'éveil du désir, des élans, des pulsions, de l'amour, de toutes ces choses sur lesquelles le monde était, pour moi, jusqu'alors demeuré muet. Malgré l'ignorance totale de ce pays nommé la France, l'histoire d'Ursule me parut aussi vraie que celle de mes voisins.
Luo n'était pas encore rentré. Je me doutais qu'il s'était précipité dès le matin sur le sentier, pour se rendre chez la Petite Tailleuse et lui raconter cette jolie histoire de Balzac. J'imaginai comment Luo lui racontait l'histoire, et je me sentis soudain envahi par un sentiment de jalousie, amer, dévorant, inconnu.
Je décidai de copier mot à mot mes pages préférées d'Ursule Mirouet. Comme je n'avais pas de papier, je les copiais directement sur la peau de mouton de ma veste.
La lecture de Balzac avait métamorphosé la Petite Tailleuse. Un jour de repos, Luo emprunta ma veste de peau pour aller la retrouver sur le lieu de leurs rendez-vous, le ginkgo de la vallée de l'amour. " Après que je lui ai lu le texte de Balzac mot à mot, me raconta-t-il, elle a pris la veste, et l'a relu toute seule, en silence. On n'entendait que les feuilles grelotter au-dessus de nous, et un torrent lointain couler quelque part. A la fin de sa lecture, elle est restée la bouche ouverte, immobile, ta veste au creux des mains, à la manière de ces croyants qui portent un objet sacré entre leurs paumes ".
   

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